
Mal-être
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Il s’est passé quelque chose d’inexplicable, la nuit précédente. Quelque chose d’inhabituel.
Je pense avoir mal pris une demande, ou un avis. Dans les échanges avec mon interlocuteur, j’ai haussé le ton. Je pense avoir crié. J’ai même repoussé une tierce personne qui tentait juste de me calmer, et de me demander de baisser d’un ton, quand je m’adresse à ma mère. J’ai quitté les lieux sans me retourner. J’ai regagné mes appartements.
Ce matin, en sortant, l’un de mes petits frères vint vers moi :
- Azé, lekema ?
- Oh, cool cool. Et toi ?
Il se rapprocha, de ses deux mains, me saisit par les épaules, me regarda droit dans les yeux, puis réitéra la question :
- Grand-frère, comment tu vas ?
Je supportai son regard quelques instants, puis je l’ai détourné vers l’horloge murale de mon salon, avant de lui répondre :
- Je suis en retard, frère. Il faut que j’y aille.
Il s’écarta pour me laisser passer. J’ai fermé ma porte, rangé mon bissac sur la banquette arrière, puis j’ai démarré.
Là, tout penaud dans mon bureau, je n’arrive à réfléchir à rien. J’ai des projets à rendre, perdu entre une présentation Powerpoint, et des devis sous Excell. Je repense à la question de mon petit-frère, et…j’ouvre une nouvelle fenêtre Word :
Cher frère,
Désolé d’être parti précipitamment ce matin. Je pouvais aisément deviner que tu voulais me parler de quelque chose, ou sinon, que nous parlions de quelque chose. J’ai senti ta disponibilité à m’écouter. Mais j’ai dû partir rapidement pour le bureau. J’ignore si tu l’as pris en mal. La vérité, c’est que je ne savais quoi te répondre. La vérité, c’est que c’est la première fois de toute mon existence qu’on me pose cette question, avec autant de franchise, de volonté, de disponibilité, et d’empathie. La vérité, jeune frère, c’est que c’est la première fois que quelqu’un de si proche s’intéresse vraiment à moi.
Enfin, soyons raisonnable. C’est la première fois depuis bien longtemps.
Tu sais, avant, bien avant l’âge que tu as aujourd’hui, j’avais aussi un grand-frère. Tu te rappelles certainement de lui. Notre aîné qui a tragiquement perdu la vie. Avant, je posais aussi des questions, je demandais comment ce monde fonctionne, je demandais des cadeaux et des conseils. J’étais insouciant. Je n’avais pas à m’en faire vraiment, parce que je pouvais lui poser toutes les questions qu’un jeune enfant de mon âge pouvait poser. Et il m’en posait aussi, sur comment je me sentais, comment je vivais certaines situations ; quels livres lire, comment réussir telle matière à l’école… Et puis du jour au lendemain…
Du jour au lendemain, des gens sont venus me dire d’être fort. De ne pas verser de larmes. D’être un homme. De ne pas pleurer, parce qu’un homme ça ne chiale pas, et parce que ce n’est pas bon pour vous et pour notre mère. Des gens sont venus me dire de vous écouter, d’écouter notre mère ; de vous consoler, de consoler notre mère. Des gens sont venus me dire « ça va aller ».
Il n’a pas fallu longtemps pour qu’on me demande d’assister à des réunions oh combien ennuyeuses, avec des personnes d’une autre génération, pour écouter des discussions qui ne me concernent techniquement en rien. Je n’avais rien à dire, mais on me donnait la parole quand même, par formalisme, afin que je donne mon assentiment à des décisions auxquelles je n’ai participé que de corps.
Du jour au lendemain, je me suis mis à me taire, afin d’écouter et d’observer. J’ai appris à sourire. Malgré tout. Ça n’a pas été difficile de développer un sens de l’humour, afin de détendre l’atmosphère, faire reculer l’amertume et imprimer sur vos visages un rire ou un sourire. Du jour au lendemain, jeune frère, j’ai appris à discuter avec notre mère. Ou plutôt, à l’écouter. Ecouter ses peurs, ses pleurs, ses frayeurs et ses douleurs. J’ai appris à consoler, à revigorer, à conforter. Du jour au lendemain, j’ai commencé à me faire une [fausse ou vraie] idée de ce qu’est un homme idéal, à force d’écouter les plaintes de notre mère au sujet de notre père.
Tu vois ? Je n’avais même pas encore de vie amoureuse ou sexuelle, lorsque, plein d’idéaux, je me suis mis à donner des cours de mariage et de vie commune à notre père. Oui, à une époque, on a réussi à me faire croire que tout ce qu’il faisait est exactement ce qu’il ne fallait pas faire, à une femme. Qu’il suffisait de faire ce qu’il n’a pas fait, et de ne pas faire ce qu’il a fait pour être heureux en ménage plus tard, et respecté par ses enfants. Tu sais, à un moment, on a envie d’écouter autre chose. Et on se risque à poser quelques questions.
J’en étais encore à cette étape de ma vie, lorsqu’un type amer à l’époque, et probablement plein de vérités non dites, tentai de m’expliquer ce à quoi pouvait ressembler une bonne épouse. Et tu ne t’en doutes peut-être pas, mais ce prototype est loin de ressembler à notre mère. Je me suis retrouvé à écouter deux personnes qui se sont connues bien avant de décider de ma naissance et qui du jour au lendemain, ne voulaient ou ne pouvaient plus communiquer. Je n’avais même pas encore ton âge mais j’ai dû me comporter en époux.
Sans y être préparé, j’ai commencé à apprendre la notion du sacrifice. Non celui qui nous permet d’obtenir quelque chose de meilleur à ce que nous avons déjà, mais celui-là qui nous prive de quelque chose pour le supposé bien d’autrui. J’ai dû accepter, ou plutôt l’on m’a convaincu de troquer des années universitaires contre votre inscription scolaire. Avec joie. Avec sourire. Sans trop d’interrogations. Tu te rappelles cette année où j’ai lancé mon premier business ? Non ? Lorsque je vendais des frites d’ignames. Oui, cette année-là ! Au départ c’était pour avoir de l’argent de poche. Ensuite pour pouvoir terminer mon parcours en Droit des Affaires à la fac. Enfin, cette affaire a surtout servi à gérer quelques situations délicates, à la maison. J’aurai tellement aimé m’offrir un smartphone, ou une PlayStation, à cette époque. Mais bon, je pensais [à tort] qu’il nous fallait un père, et que je pouvais l’être !
Des gens m’ont dit que ce n’est pas grave si je ne continue pas les études ; que j’aurai le temps de le faire plus tard. Qu’il ne sert à rien d’aller loin lorsque mes frères ne sont encore nulle part. On m’a dit qu’il était de mon devoir, d’enchaîner des stages rapidement, et de commencer à gagner de l’argent, pour nous mettre à l’abri du besoin. Des gens m’ont dit que mon salaire ne pouvait être à ma libre et entière disposition, qu’il fallait en dégager une marge, pour la famille. On m’a dit que quand on gagne de l’argent, aussi modeste soit-il, on supporte seulement tout ce qui se passe au travail. Qu’il faut penser à sa mère, quand on veut démissionner.
Tu te rappelles de cette année où j’ai posé ma démission de ce boulot non ? Tu sais ce qu’on m’a dit ? Tu veux vraiment savoir ? Ou tu veux savoir ce qui m’a poussé à partir malgré tout ? De toutes façons ça intéresse qui ? Même sans cet emploi, vous avez continué à consommer comme vous le faisiez et à me tendre les factures à payer ; vous avez continué à me présenter les mêmes demandes, à faire les mêmes sollicitations. Vous avez toujours exigé de moi d’être un homme : votre Homme.
Et à ton avis, il se passe quoi, quand cet homme souhaite enfin faire ce qui lui plaît ? A ton avis, il se passe quoi si cet homme décide de retourner à l’école et d’y consacrer désormais toutes ses ressources ? Il se passe quoi, si cet homme refuse de payer la scolarité de ses frères, afin de s’offrir un voyage, avec ses propres moyens ? Dis moi petit-frère, comment je vais, si au lieu de vous payer un sac de riz ou un bidon d’huile, je décide d’offrir un berceau digne de ce nom, à mon fils ? Comment je vais, lorsque je décide de m’acheter du fromage et des cornichons, au lieu d’acheter les médicaments de notre mère ?
Tu me demandes comment je vais ? Petit-frère, même si je te le dis, tu ne comprendras pas, parce tu ne peux pas connaître le poids d’un fardeau que tu ne portes pas. Comment je vais ? Rien ne blesse un homme plus que l’abandon. Rien ne fait plus mal, lorsque la conviction se mêle à l’air de l’illusion.
Quand tu liras cet article (encore heureux que mes articles au moins vous plaisent), rassure-toi, j’irai mieux. Je ne me suiciderai pas. Parce que même se donner la mort est un acte lâche, et il me faut rester digne et fort, à vos yeux. Rassure-toi, j’irai mieux. On ira tous mieux. On a tous promis le sourire à la mère, n’est-ce pas ?
Quand tu liras cet article, je serai probablement en train d’exécuter une tâche que je n’aime pas, pour être sûr que l’électricité ne soit pas coupée, à la maison. Ou sinon, je serai en train d’expliquer à la mère de mon fils, pourquoi je ne pourrai pas lui offrir le pagne dont on a parlé la dernière fois.
Voilà comment je vais, frère.
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Antonio Gramsci
Juinias
Quand tu es très jeune et tu portes le poids de toute une famille, tu pourras mieux comprendre entre ces lignes. Le jour où tu cesses de le faire, on te dira que tu es égoïste alors que tu dois prendre soin de toi aussi. Que nos parents aussi comprennent que nous avons besoin de vivre. On a pas demandé à être là et on ne paierea pas le prix de leur choix.
Merci ami Aphtal pour ce texte.
Tino
Man tu as réussi à m’arracher une larme. Seul ceux qui sont des aînés comprendront.
Christelle Agnindom
Merci pour ce texte. Moi j’ai que 25 ans mais …. Mais parfois, je me demande pourquoi je suis venue aînée quand mon père essaie de me faire croire que j’ai pour obligation de m’occuper de la famille parceque je suis l’aînée. Juste pour lui faciliter la tâche, très tôt je me suis pris en charge et j’essaie de me débrouiller avec mes petits salaires…mais ils ont toujours à te demander quelques choses…et souvent il ne se demande même pas comment fais-tu pour vivre ou s’en sortir… Bref… C’est vrai ma souffrance n’est pas comme la tienne mais c’est une situation qui met de la pression et qui impacte négativement sur nos vies…
Sewa A. Epiphanie
Humm les réalités de la vie. Tu as tout dit .Et un jour on dit qu’on en peut plus, on dit qu’on est avare. Courage tooor mon frère.
Aphtal
On est ensemble, Sewa.
Peace.
Amouzou
Juste un mot: impeccable.
Il faut être aîné pour comprendre
Aphtal
Merci, Amouzou !
Carin
Merci pour ce texte qui illustre la vie d’un aîné responsable qu’on prend pour un idiot qui doit se sacrifier pour sa famille . Dieu nous bénisse !
Aphtal
Dieu nous bénisse, Carin.
Amitiés !
Monsieur Mado !
Bonjour,
Bel article et surtout sujet o combien intéressant à discuter.
C’est à 100% le parcours de mon père (et lui est allé plus loin encore), et moi je suis en train de prendre le relai, si ce n’est pas déjà le cas.
Par contre j’aimerais dire une chose quand même pour nuancer un petit peu.
Pour m’efforcer à ne pas mal prendre trop mal les sollicitations (qui sont souvent très dures, et arrivent souvent dans le timing qu’il faut pour bien nous faire ch***), je les compare aux impôts. On est tous d’accord avec les impôts parce que c’est normal, on a le sentiment d’être utile à la société, qu’on aide à ce que l’Etat ne meurt pas etc. Moi je trouve que ce rapport (je ne sais pas si c’est le mot) que nous avons dans la société africaine avec la famille est très important. On ne peut pas faire comme si ce n’était pas comme ça qu’on fait chez nous. Ils sont tous passés par là avant nous (l’auteur parle même de son frère avant lui). En France quand t’es étudiant, t’as droit à la CAF, tu t’en fiches tu te poses pas la question mais qui est ce gentil gars qui me paie 30% de mon loyer, mais dès que tu bosses, tu paies l’APL d’autres et ainsi de suite.
Je pense que la culture occidentale, les études, la télé, nos femmes (ou nos maris) ne nous aident pas beaucoup dans le sens si ce n’est d’aimer, mais au en tout cas de se sentir fier et libre de contribuer dans sa famille, d’être Celui où un de ceux sur qui on compte. Comment on se sent fier et homme quand on dit à son pote « attends moi à Châtelet, je dois passer d’abord à WesternUnion pour envoyer un peu de sou à ma mère pour son traitement »
Je dis bien je comprends parfaitement que ça fasse chier quand on avait d’autres projets (et c’est souvent le cas lol).
De grâce faisons attention, l’Afrique n’est pas prête pour l’individualisation de la société, certains discours de personnes qui au fond n’ont même pas encore connu 1/10 de la souffrance de l’aîné(e) font peur tellement ça parait radical.
Je vois cette situation dans laquelle nous sommes quasi tous comme un challenge à double (au moins lol) titre :
– parce qu’on n’est pas un super héros, il faut impérativement apprendre à discuter avec la famille, la maman même si elle n’a pas fait l’école. Instaurer la psychologie dans la famille : je fais ça, qui représente tel pourcentage de ce qu’il y a à faire et par pitié il faut que d’autres prennent le reste de la charge parce que ça va m’encourager je serai ravi (avec le sourire) de voir mes petits frères/sœurs dans une entreprise qui sera devenue familiale. Etc etc
– j’entends souvent des gars dire : vous savez moi depuis que je suis ado je faisais déjà ça ça ça et ça pour ma famille donc je suis fort, j’ai développé telle qualité ou tel autre caractère. Voilà ! Donc quelque c’est une sas où on est en sécurité malgré tout mais surtout on se développe avant d’autres, on devient vite mature, on apprend à prendre du recul sur certaines choses etc
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Il y a des tirets parce que si on veut vraiment on peut trouver et tirer avantages de cette situation.
Ne mourrez pas les frères (et soeurs), je veux dire ne vous laissez pas mourir intérieurement (vos foyers (mari/épouse et enfants) auront besoin de votre sensibilité) pour une situation dans laquelle on peut réellement s’épanouir. C’est pas encore mon cas pour être honnête mais j’y travaille et je ne baisserai pas les bras
Aphtal
Haha, Bonjour Monsieur Mado.
Merci beaucoup pour l’enrichissante contribution.
Je suis tellement d’accord avec vous, sur bien de points. Et sur ceux qui constituent les désaccords, je me dis juste que c’est certainement à cause des paradigmes; à cause des points de vue.
Parce qu’en vrai, le rapport avec la famille n’est pas le même, qu’on soit éloigné (En Europe ou même dans un autre quartier de la ville), ou qu’on vive sous le même toit. Après, je ne dis pas que la sollicitation est moindre, en étant éloigné. Mais elle est probablement moins pesante à plusieurs niveaux (l’envoie des sous est périodique, sauf cas de force majeure, et la somme conséquente; alors que lorsqu’on vit sous le même toit, on peut être obligé de partager même son Milkshake).
Mais je suis d’accord, que nous ne sommes pas prêts, à l’individualisation. Mais hélas, nous y tendons. On ne peut indéfiniment être le seul arbre fruitier dans la cour.
Sonia
Je me suis vu dans tes lignes. Jai eu l’impression que tu écrivais à mon frère pour lui répondre. Devenu adulte trop tôt. C’ Juste dommage d’avoir à vivre ça. C’ Vraiment beau ce que tu as écris
Aphtal
Merci Sonia.
Fais lui souvent des câlins, à ton frère.
Abla
“Tu n’as pas à porter le poids du monde. Ta vie aussi, et plus que tout, compte. Fais de ton mieux, sans te perdre toi-même”. Les mantras qui m’aident à tenir quand ça devient pesant.
Aphtal
Et tu fais tellement bien.
On ne peut porter sur soi, le fardeau de toute l’humanité.
Nora
Ce texte est si émouvant et décrit si bien ce que nous vivons dans nos pays…mais Dieu veille!
Aphtal
Dieu veille, Nora. Dieu veille !
Éléonore
Très émouvant. On ne s’imagine pas souvent le poids que portent les aînés d’une famille.
Aphtal
En effet.
Marielle
Je pourrai relire encore et encore. Tellement vrai tellement profond. Waoo pour toutes les per6qui se sentent concernés que Dieu vous garde
Aphtal
Merci bien, Marielle.
Ulrich Kuaovi
Bonjour,
Je me retrouve dans ces lignes. Aphtal, merci pour ce billet.
C’est vrai, ce n’est en rien facile. Être l’ainé, c’est bien sûr un honneur, et devoir prendre le relai, c’en est un autre cas. Peu se rendent compte de l’incommensurable travail que cela représente, le sacrifice de soi pour autrui. Mais, bon Dieu, qu’ils essaient de comprendre qu’on a besoin d’un temps, un bon temps, à nous. Pour finir, un courage à tous, et à toutes.
Yano Lolo.
L’homme à la plume fine. J’allais dire que cette ode est une historique de moi. Ça nous forge, ça nous grade. Alors champion, sache que tu as écrit pour les Marshalls. On est fier d’être père avant de faire nos propres potentiels enfants.
Aphtal
“On est fier d’être père, avant de faire nos propres potentiels enfants”
TOUT EST DIT, boss. Merci d’être passé.
Roger
Je suis touché…
Peno Peniel
Je suis touché. Il y’a des fois ou on se sent épuisé très épuisé. Mais avons nous le choix? Pouvons nous tout plaquer? Pouvons nous vivre pour nous même sans penser aux autres?
Aphtal
Je crois oui, nous le pouvons.
Je le crois sincèrement.